Chapitre 1 La zone inexplorée - Par Mario Latendresse

Chapitre 1 La zone inexplorée - Par Mario Latendresse

CHAPITRE 1

L’HEURE DES CHOIX

 

En ce début de novembre 1992, rien n’aurait pu laisser présager que cette journée serait le début d’une grande aventure pour moi. J’entre dans ma classe d’électronique en compagnie de mes six collègues. Nous restons tous surpris en y mettant les pieds, sauf les deux vétérans dans la trentaine qui en ont vu d’autres. Ils ont tous les deux plus de dix ans dans les Forces et ont décidé de réorienter leur carrière.

Tremblay  et Bellefeuille,  nos  deux   vétérans,   affichent un grand sourire à la vue du tableau. Il y est accroché une immense carte du Canada, ce qui fait changement des schémas ou exercices à travailler durant notre cours. C’est un peu dans le brouhaha que notre instructeur fait son entrée dans la classe.

  • Comme je peux voir, Tremblay et Bellefeuille ne vous ont rien dit, lance l’instructeur en
  • Nous voulions garder le suspense, monsieur, répond Bellefeuille.

L’instructeur poursuit :

 

  • Aujourd’hui, c’est le jour du choix. Vous avez à décider de la base militaire que vous aimeriez rejoindre pour votre début de carrière. Pour Tremblay et Bellefeuille, vers quelle destination ils poursuivront la La carte qu’il y a au tableau indique l’emplacement de toutes les bases canadiennes. Si vous n’êtes pas certain encore de votre base militaire désirée, cette carte vous aidera peut-être à faire votre choix. Je reviendrai donc dans une heure pour recueillir votre sélection.

J’aurais peut-être dû y  réfléchir  comme  il  faut  avant. Je sais ce que j’aimerais, mais quelle base militaire peut me l’offrir? Ça, je n’en ai aucune idée. Devoir faire un choix, sur-le-champ, me stresse beaucoup. Je déteste les changements et la nouveauté. J’ai intérêt à ne pas me planter. J’aurai quand même au moins trois ans à vivre là.

  • Est-ce qu’il y a des questions? demande l’instructeur.

 

Le soldat Forest lève la main. D’un signe de tête, l’instructeur lui accorde la parole.

  • Est-ce que ce choix est définitif, monsieur? questionne

 

Nous attendons tous la réponse avec l’espoir que nos choix seront automatiquement accordés.

  • Vous obtiendrez votre choix s’il y a de la place sur cette base et s’il n’y a pas de demande plus urgente ailleurs, fait pour toute réponse l’instructeur.

C’est déjà difficile de faire un choix. Si, par manque de place, ils m’envoyaient aux Îles Moukmouk ou dans un trou perdu, je serais très malheureux.

Le fait de devoir rencontrer de nouvelles personnes me terrorise. Je ne sais pas comment agir. Je ne sais jamais quoi


dire. Je suis tellement stressé que je ne me souviens d’aucun nom. Plus je stresse, moins je retiens les prénoms et moins je me rappelle et plus je stresse. Ça devient un cercle vicieux.

Le sport est le seul milieu où  je suis à l’aise de rencontrer  de nouvelles personnes. Sur un terrain sportif, je n’ai pas ce sentiment d’infériorité. Il me permet d’aller à la rencontre des gens. Ce que je ne ferais pas sans lui. Ce qui m’effraie en ce moment, c’est d’être envoyé dans une petite ville reculée où il n’y a aucun sport, sauf la chasse et la pêche.

Je sais depuis le jour un dans l’armée que j’aurais un jour ce choix à faire, mais c’est comme si ma tête repoussait constamment la question. Et  là,  maintenant,  je  suis  devant  mon  choix  et dépendant  des  décisions  des   instances   supérieures.   J’ai les mains moites. Je tremble. J’ai un peu la nausée et des papillons clairement pas agréables dans le ventre. Je m’imagine travailler sur une petite base d’un minuscule village et après chaque journée, retourner chez moi seul parce que je ne connais personne et que je suis incapable de rencontrer des gens à cause de l’absence de sport dans la place. Ce serait      la catastrophe.

  • Merci, monsieur! répond Forest avec un grain de déception dans la

Il n’y a rien de très rassurant à entendre notre instructeur, ce matin. J’avais une très bonne idée de ce que je voulais. L’endroit, par contre, je n’étais pas certain. Le caporal Bellefeuille prend la parole.

  • Moi et Tremblay, nous sommes allés à Valcartier et nous avons travaillé à  Gagetown,  au  Nouveau-Brunswick. Si vous avez des questions sur ces endroits, ça va nous faire plaisir de vous répondre.

Six des sept soldats savent  déjà où  ils veulent  se diriger.  Il n’y a que moi qui ne sais pas exactement où débuter ma carrière. Le caporal Bellefeuille s’approche de moi et me demande, en bon père de famille, même si nous n’avons que quelques années de différence :

  • As-tu des critères de sélection? Je peux peut-être t’aider.

 

  • Je veux améliorer mon anglais et je désire une base d’aviation. Si possible, j’aimerais continuer à jouer au
  • Sur ce dernier point, je ne peux pas t’aider et les bases d’aviation, je ne les connais Tu peux t’approcher de la carte et voir où sont les bases que tu désires, me donne comme seule réponse le caporal Bellefeuille.

Je me lève, sans  trop  d’enthousiasme,  en  sachant  que je suis le seul qui n’a pas pris sa décision encore. Je me dirige vers le tableau et débute mes recherches par la Colombie-Britannique et me rapproche du Québec. Tout à coup, je m’arrête avec un large sourire sur le visage. Je viens de trouver. Plus rien ne pourrait me faire changer d’idée. C’est inquiétant de savoir que l’armée pourrait m’envoyer n’importe où, mais au moins, moi, j’ai enfin fait mon premier choix. J’ai vu la base d’aviation de Winnipeg. À cet endroit, il y a tout ce que je désire. Je pourrai apprendre l’anglais, mais en sachant qu’il y a une belle communauté francophone à Saint-Boniface. C’est une base d’aviation, mais c’est avant tout une province où le curling est aussi populaire que le hockey. C’est la province de mon idole, Ed Werenich, champion du monde de curling à deux reprises. Je me retourne et dis :

  • J’ai fait mon choix. Je m’en vais à Winnipeg. Tous se mettent immédiatement à

Ce choix, je le fais seulement en fonction  du  curling.  Je sais que je pourrai jouer là-bas. Depuis que j’ai dix ans que   je pratique ce sport. Nous n’étions que huit joueurs de moins de vingt ans dans ma région et j’étais le seul de mon école secondaire. À l’occasion, j’apportais mon balai de curling à l’école parce que je me dirigeais à pied directement à mes parties après les cours. Je peux vous assurer que mon balai faisait jaser dans les corridors. Je m’attendais donc à cette réaction de la part de certains de mes collègues. Je me sens toutefois un peu frustré de devoir donner des explications sur mon choix encore une fois. Le curling et Winnipeg peuvent sembler étranges lorsqu’on ne les connait pas.

  • Mario, t’es complètement tombé sur la tête. Il n’y a rien à faire à Winnipeg et on gèle en hiver, me dit l’un d’eux.

Je le regarde avec un sourire et lui explique mon raisonnement. Le caporal Tremblay enchaîne :

  • Si tu crois que c’est le bon choix pour toi et surtout si tu crois être bien là-bas, moi, je t’appuie. Certains choisissent une base en fonction de la distance de leur famille et d’autres en fonction d’une Au moins, toi, tu choisis en fonction de tes goûts personnels, mais tu dois avouer que ce n’est pas un choix habituel.
  • Je sais, mon choix peut paraître douteux pour quelqu’un d’autre, mais pour moi, le sport est important. Il  y a un terrain de golf sur la base, du curling à profusion tout autour, et je pourrai sûrement jouer au soccer aussi. C’est tout ce qui me
  • Bingo pour Winnipeg, dans ce cas! rétorque le caporal Tremblay avec

Je suis soulagé de me savoir compris, mais surtout de sentir que je fais le bon choix. Devoir déraciner officiellement  le gars de Joliette n’est vraiment pas chose facile, mais constater que le choix que j’ai fait est le bon et que Tremblay, que je respecte énormément, m’appuie, c’est extrêmement rassurant.

Entre-temps, notre instructeur est de retour. Nous officialisons nos choix en remplissant la paperasse nécessaire et nous connaîtrons notre destination dans un mois environ, juste avant la fin de notre cours de technicien-radio.

Le dernier mois paraît très long pour moi et  toute  la classe. Le fait que la fin de notre cours arrive bientôt, que les vacances de Noël approchent et que notre future destination n’est toujours pas connue a quelque chose d’angoissant. Il reste seulement trois semaines de formation et toujours pas de nouvelles. Je commence  déjà  à  me  projeter  dans  l’avenir.  Je me vois dans mon atelier de travail à Winnipeg, comme lorsque j’étais à Trenton en attente de mon cours. J’avais adoré l’expérience et l’ambiance de travail. C’était un horaire de huit à quatre et le travail ressemblait à ce que peut être celui dans un atelier d’électronique au coin de la rue. La seule chose qui me rappelait que j’étais encore dans l’armée, c’était l’uniforme. Moi qui adore le sport, je pouvais prendre une heure de mon temps de travail pour courir ou aller au gymnase, et ce, trois fois par semaine. Je souhaite que Winnipeg ressemble à ça.

Plus la semaine avance, moins nous sommes attentifs aux enseignements. Le stress envahit chacun de nous. Je suis habituellement à mon affaire, mais la concentration n’est plus au rendez-vous. En ce vendredi matin, je ne me possède plus. Lorsque notre instructeur entre dans la classe, on jase fort     et personne n’en fait de cas. On continue notre conversation comme si de rien n’était. Le caporal-chef doit élever la voix


pour se faire entendre, car à son premier essai, personne ne remarque sa présence.

  • Puis-je vous déranger quelques minutes? J’ai des choses importantes pour  vous,  mais  si  vous  êtes  trop  occupés,   je peux  peut-être  attendre  à  lundi,  nous  lance-t-il  d’un ton

En une fraction de seconde, on peut entendre une mouche voler dans la classe. Tous deviennent attentifs sur-le-champ.

  • J’ai, entre les mains, votre destination pour cette première Forest, ce sera Ottawa pour vous. Tremblay, vous retournez à Valcartier. Bellefeuille, vous le suivez. Grondin, ce sera également Valcartier. Piché, vous vous dirigez vers Gagetown. Latendresse, vous irez à Winnipeg rejoindre le 2PPCLI et…

Sous le choc, je ne comprends  plus  rien. J’avais  demandé la base d’aviation de Winnipeg. C’est  quoi, ça, le 2PPCLI ?   Je n’ai pas vu ça sur la carte. L’instructeur ressort tout de suite après pour nous laisser le temps de jaser entre nous. Tous sont satisfaits de leur destination, sauf moi, qui en reste bouche bée.

  • C’est quoi, ça, le 2PPCLI? que je m’empresse de

 

  • C’est le deuxième Bataillon de Princess Patricia’s Light Infantery. C’est une base de l’armée de terre, comme Valcartier, m’informe Bellefeuille.
  • Mais je n’ai pas vu ça sur la carte !

 

  • C’était là. La base n’a pas nouvellement ouvert dans le dernier
  • T’es ben drôle, Toi, Giguère, tu te diriges où ?

 

  • Je m’en vais à Valcartier aussi, me répond-il.

  • Désolé, je n’ai pas Je suis resté collé sur le 2PPCLI, lui dis-je, confus.

Je suis vraiment déçu de ma destination. En fait, c’est plus de l’incompréhension que de la déception. Je  m’imaginais  que parce que l’on m’avait remis un uniforme de l’aviation en entrant dans l’armée, je serais affecté à une base de ce type. Je suis plus du genre F-18 que C-7. C’est-à-dire que je préfère l’avion à une arme de combat. Jusqu’à présent, mon arme, je l’ai maîtrisée avec brio. Chaque fois que je dois me rendre au champ de pratique avec mon peloton, j’imagine que je vais faire du sport. Mais les armes à feu me rendent tout de même mal à l’aise. Je ne peux pas croire que je passerai le reste de ma carrière à me rouler dans la boue et à faire des parcours d’obstacles.

Malgré tout, je suis super content pour les autres. Nous avons pris une petite heure pour jaser de notre destination respective et en ce qui me concerne, j’ai toujours un petit goût amer en bouche lorsque je prononce le 2PPCLI. Je me donne quelques jours pour en revenir.

L’avant-midi reprend comme à l’habitude. Il reste quand même de la matière à voir et nous avons encore deux semaines de cours. Donc, le restant de l’avant-midi est quand même relax malgré qu’il y ait de la nouvelle matière. Au cours du dîner, le sujet principal de conversation repose sur nos différentes destinations. Mes collègues connaissent très bien la leur pour l’avoir visitée, sauf moi. J’ai beaucoup de questions, mais personne ne peut me répondre. Je commence toutefois à me faire à l’idée. Après tout, le but est de faire de l’électronique.

Dans l’après-midi, nous demeurons attentifs à la formation. Il y a quand même une ambiance relaxe, comme si le fait  de  savoir  ce  que  l’avenir  nous  réserve  venait  d’enlever   un  gros  stress  dans  notre  journée.  Je  suis  toujours  inquiet,  mais


maintenant, c’est pour autre chose. Je sais que je m’en vais sur une base de l’armée de terre, et je m’imagine désormais devoir m’entraîner comme un fou à longueur de journée. Je devrai sûrement me rendre au champ de tir chaque semaine et faire des parcours de combattant régulièrement. De plus, mis à part Bellefeuille et Tremblay, les militaires de l’armée de terre que j’ai côtoyés à ce jour étaient tous des recrues et ils démontraient généralement une certaine arrogance qui n’est pas mon genre. Je  ne me sens pas du tout à l’aise en compagnie de ce type   de personnalité.

L’instructeur sait très bien qu’aujourd’hui, il n’obtiendra pas grand-chose de ses élèves.

En milieu d’après-midi, on cogne à la porte. On se regarde tous. Même l’instructeur semble surpris. Il ouvre la porte et sort jaser quelques instants avec l’interlocuteur. Il revient dans la classe.

  • Soldat Latendresse, on vous demande à l’extérieur, me lance-t-il.

Forest, qui a toujours le mot juste, ne peut s’empêcher de s’exclamer :

  • Qu’est-ce qui se passe ?

 

  • Je ne sais pas  et  aux  dernières  nouvelles,  ce  n’est pas vous qui avez été demandé, lui répond instantanément l’instructeur.

Forest prend son trou et je me lève comme si je devais me rendre à l’abattoir.

En passant la porte, je reconnais le padre de la base. Mon inquiétude augmente considérablement. Il est sûrement arrivé quelque chose de grave à un membre de ma famille. J’imagine


tout de suite le pire, sinon, pour quelle raison le curé de la base voudrait-il me voir ?

  • Monsieur Latendresse? m’adresse-t-il.

 

  • C’est moi. Qu’est-ce qui  se  passe?  lui  dis-je  d’un  ton
  • Fermez la porte, svp, qu’on soit tranquilles, m’ordonne-t-il.

Je m’exécute, mais je suis encore plus curieux.

 

  • On vous a annoncé votre  affectation ce  matin, je
  • Oui, je me dirige vers le 2PPCLI à Winnipeg. Est-ce qu’il y a un problème ?
  • Avez-vous une femme et des enfants ou avez-vous une copine ? me demande-t-il d’emblée.
  • Non, rien de  tout  ça.   Désolé,   mais   qu’est-ce   qui se passe ?

Je suis de plus en plus angoissé par cette visite impromptue.

  • J’y arrive. Après les vacances des Fêtes, vous vous dirigerez directement vers Le 2PPCLI, où vous serez, est envoyé en Croatie en avril pour le maintien de la paix. Ils débutent leur entraînement en janvier. Ils veulent savoir si vous voulez les suivre ou si vous préférez rester à Winnipeg.
  • Ai-je vraiment le choix? lui dis-je sans attendre une réponse
  • Oui, vous avez le choix, et ce que vous déciderez sera respecté, me dit le padre d’un ton

  • Je me vois très mal ne pas y

 

  • Il y a plusieurs soldats qui ne seront pas du voyage. Il y en a pour qui ce sont des raisons familiales, d’autres, de santé, mais chacun est
  • En tant que petit nouveau, je me vois très mal ne pas les accompagner.
  • Vous avez quand même le

 

  • Je suis un gars d’équipe. Je ne peux pas les

 

  • Est-ce votre choix définitif ?

 

  • Oui, je vais me rendre en

 

  • Je vais donc leur  faire  part  de  votre  choix  et  si vous avez des questions ou si vous avez besoin de jaser, je suis
  • Merci !

 

  • Bonne fin de journée.

 

  • Bonne journée !

 

Qu’ai-je fait au bon Dieu? Je n’ai même pas le temps de digérer la première nouvelle que l’on me lance cette bombe en plein visage. Il y a à peine quelques minutes, j’étais inquiet de devoir me rouler dans la boue et me voilà qui m’en vais à la guerre. Je suis encore sur les bancs d’école. J’ai encore de la difficulté à régler des troubles électroniques et maintenant, je devrai le faire en situation de guerre. Génial! Je croyais être stressé de devoir déménager à Winnipeg. C’est de la petite bière, comparativement à cette nouvelle.

J’ouvre la porte de la classe. Tous s’arrêtent de travailler.

Forest, qui demeure toujours aussi subtil, s’élance :


  • Qui est mort ?

 

  • Épais! lui dis-je avec un sourire

 

  • Ben là ! C’était qui et qu’est-ce qu’il te voulait, d’abord ? insiste

Je regarde l’instructeur pour avoir son approbation. D’un geste de tête, il approuve.

  • Le padre vient de m’annoncer qu’on m’envoyait en

 

  • Wow! C’est ben cool !, lancent-ils tous en chœur.

 

  • C’est une façon de voir les ..

 

  • Mais, on rêve tous de faire des missions. C’est pour cette raison qu’on est dans l’armée! me dit l’un
  • Peut-être, mais j’aurais préféré prendre de l’expérience

 

  • En tout cas, t’es vraiment chanceux !

 

Je réalise à ce moment que je n’ai pas la même mentalité que le reste du groupe. Mon but dans l’armée est d’avoir un travail le plus normal possible. J’espère avoir une petite vie relaxe. Je suis un peu rêveur. Depuis que j’ai joint les rangs  de l’armée, j’ai l’impression que les conflits s’accumulent. Quelques mois après m’être engagé, il y a eu la crise d’Oka à l’été 1990. À l’automne 1990 et début 1991, il y a eu la guerre du Golfe. Maintenant, j’ai droit à  la  Yougoslavie.  Je  suis loin d’être un Sylvester Stallone ou un Chuck Norris. J’ai littéralement la chienne. J’angoisse à la seule idée de me retrouver sur un champ de bataille. C’est de l’inconnu pour moi et tout cela me rend anxieux. Je ne vois actuellement rien de positif ni de plaisant pour les prochains mois. Je réalise en ce moment que l’idée d’apprendre mon métier dans l’armée n’était assurément pas l’idée du siècle. Avant mon entrée dans


les Forces, il n’y avait pas eu de conflit depuis un bon bout de temps, du moins à ma connaissance. Après avoir discuté de toute la chance que j’ai, le cours reprend.

À la fin de la journée, je prends ma voiture, comme chaque vendredi, pour retourner chez ma mère. J’ai un peu plus de trois heures et demie de route pour trouver une façon d’expliquer le déroulement des prochains mois à mes parents. Tout au long du trajet, je tourne et retourne la situation dans ma tête et rien de positif n’en ressort. Je ne vois pas comment je ferai pour ne pas les inquiéter. Je n’ai pas encore digéré la nouvelle. Je dois tenter de convaincre mes parents que ce n’est pas dangereux, quand moi-même, je ne suis pas persuadé de ces faits.

Je me stationne et entre dans  l’immeuble?  En  montant  les escaliers pour me rendre au deuxième étage, je suis confiant de trouver une façon de leur dire sans que ce soit un trop grand choc. J’ai simplement besoin d’encore un peu de temps. C’est décidé, je n’aborderai pas le sujet tout de suite. De toute façon, je n’en suis pas à ma première fausse vérité avec mes parents. D’un autre côté, je sais qu’en ce qui concerne ma mère, c’était loin d’être son choix de carrière pour moi. La dernière chose que je souhaite, c’est qu’elle s’inquiète à mon sujet.

Au moment d’ouvrir la porte de l’appartement, j’ai l’estomac serré, le petit genou faible et le souffle  court.  J’ai  surtout  un trop grand sourire. Ce n’est  pas comme si ça faisait des mois  que je ne l’avais pas vue; je reviens à la maison toutes les fins    de semaine.

J’aperçois tout de suite ma mère qui est dans le salon, devant la télé. En face de la porte d’entrée se trouve la cuisine, d’où émane une odeur appétissante de lasagne. Je sais que ma mère a déjà pris son repas et qu’elle m’en a conservé une généreuse portion. Mon frère n’est pas à la maison. Je le


devine rapidement, car il n’y a pas de musique qui résonne du corridor menant aux chambres. Il est sûrement chez des amis à travailler anglo son instrument.

En entrant dans l’appartement de ma mère, le petit bonjour habituel se transforme en un bonjour un peu trop enthousiaste. Comme toute bonne mère, elle devine que quelque chose cloche. Elle se lève du fauteuil et use de son regard, celui qui traverse ma chair faible et qui vient scruter mon esprit. Je sais qu’elle le sait. Mon jeu d’acteur est pourri, cette fois. Elle a maintenant le regard inquiet. Tout en m’interrogeant, elle se dirige vers la lasagne pour m’en servir un morceau.

  • Qu’est-ce qui se passe? s’enquiert-elle.

 

  • Rien de spécial !

 

  • T’es sûr? me relance-t-elle avec

 

  • En fait, je viens de recevoir mon affectation pour les prochaines années, finis-je par lui dire.
  • Ah oui! Où est-ce que tu t’en vas? me demande t-elle avec curiosité.

Je prends mon courage à deux mains et lui dis :

 

  • Je m’en vais à Winnipeg. Je sais que c’est loin, mais je veux apprendre l’anglais.
  • Je suis contente pour toi. C’est ce que tu désirais. Mon silence est révélateur.

— …

 

  • Non? reprend-elle pour me faire

  • Oui, j’ai demandé Winnipeg, mais je serai sur une base de l’armée de terre, lui dis-je avec déception.
  • Ça ne change pas grand-chose, dit-elle dans une incompréhension totale de mon état d’esprit.
  • Ben ! Un peu, quand même…

 

Aussi bien cracher le morceau. J’enchaîne.

 

  • Je viens d’apprendre dans la même journée qu’on m’envoie en Croatie, lui dis-je en retenant mon
  • C’est où, ça ?

 

  • Tu sais, la guerre en Yougoslavie qu’on voit à la télé. La Croatie fait partie de ce pays. Nous allons faire le maintien de la paix en tant que Casques

Ma mère s’inquiète bien malgré moi.

 

  • Mais c’est dangereux !

 

  • Ç’a l’air pire que c’est, en fin de compte. Je serai en entraînement pendant trois mois avant de partir et, par la suite, en avril, nous nous envolerons pour six mois là-bas. Je n’en sais pas plus pour le moment. C’est seulement du maintien de la Nous ne partons pas à la guerre, lui dis-je pour la rassurer.

Je ne suis pas certain d’avoir calmé ma mère. En fait, c’est évident qu’elle n’est pas rassurée. Elle ne le montre pas, mais je suis convaincu qu’elle se fait déjà du souci pour moi. Elle reste impassible à la nouvelle. Dans ce temps-là, elle veut cacher ses émotions.  Elle  joue  la  carte  de  l’indifférence. Ma mère, elle est heureuse ou impassible. Il n’y a jamais de sentiment négatif qui vive. Alors je sais que si elle n’a pas d’émotion, c’est parce qu’au mieux, elle est indifférente, au


pire, elle ressent de la peur ou de l’inquiétude, et cela, elle ne le laissera pas transparaître. Elle doit toujours sembler forte.

Elle ne me l’a jamais dit, mais je sais que mon idée de me joindre à l’armée ne faisait pas partie de sa liste de souhaits pour moi. Que je m’éloigne pour apprendre l’anglais dans l’Ouest canadien peut très bien passer. Là, je crois qu’elle aura hâte à mon retour. J’ai toujours tout fait pour ne pas inquiéter mes parents. Aujourd’hui, j’ai failli à la tâche. Je ne lui dirai jamais que j’avais le choix de participer ou non à cette aventure. C’est impensable pour moi d’abandonner mon équipe, même si je n’en connais pas les membres encore. Ma mère, je sais qu’elle me pardonnera un jour.

Après une bonne nuit de sommeil, mon supplice n’est pas terminé. Je dois répéter l’expérience avec mon père. Comme mes parents sont séparés depuis trois ans, je dois me rendre chez lui, à Saint-Ambroise. Le samedi après-midi, je me rends donc seul à la petite fermette de mon père. Avant d’entrer dans la maison, je suis assez nerveux. J’ouvre la porte-patio qui donne sur la partie arrière de la maison. Louise, la blonde de mon père, vient m’accueillir à la porte. Ce dernier, comme      à son habitude, me salue de la main de sa chaise berçante. Louise et moi allons le rejoindre et nous installons à la table. Comme mon expérience de la veille n’a pas été très brillante, je lui déballe la nouvelle dès sa première question posée à mon endroit, c’est-à-dire, « comment tu-vas ? »

Je m’attends à la même réaction de sa part, c’est-à-dire aucune. Je lui défile toute l’histoire en omettant bien sûr la partie du choix de me rendre ou non en Croatie. Je ne lui dis pas non plus que mon contrat finit en avril et que mon problème de maintien de la paix pourrait se régler en quittant l’armée. Je viens de passer trois ans de ma vie à apprendre mon métier. Je ne veux pas quitter sans avoir travaillé dans ce domaine.


Comme prévu, mon père n’a aucune réaction lui non plus en apprenant la nouvelle. Je lui aurais annoncé une soirée nuageuse et sa réaction aurait été plus vive. Il se contente de m’écouter et de passer à un autre sujet une fois que je lui ai dit que je n’en savais pas plus.

La seule façon de le rassurer, lui aussi, sera de revenir en vie de là-bas. Je me devais d’annoncer à mes parents mon départ pour la Croatie, et ce, par respect. Je ne voulais surtout pas les inquiéter; j’ai donc banalisé la nouvelle. Totalement pathétique, puisque celui qui avait besoin d’être rassuré et de se sentir appuyé à ce moment précis, c’est moi.

Je dois prendre quelques jours pour encaisser la nouvelle. J’ai beaucoup de difficulté avec le changement. Un nouvel endroit, de nouveaux collègues, une nouvelle langue, ce sont des défis importants qui m’attendent. Cette transition, qui permet à mon cerveau de jouer tous les scénarios, n’est pas plaisante. J’ai deux semaines de vacances à l’occasion de Noël avant de quitter pour Winnipeg. J’en profiterai pour tenter d’oublier ce qui m’attend. Une chose est certaine, c’est que je réussirai à m’adapter, comme toujours.

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